La découverte de la voie
Mes premières recherches prolongées sur le terrain en tant
qu’anthropologue eurent lieu en 1956 et 1957, sur les pentes
orientales boisées des Andes équatoriales, chez les Indiens Jívaro, ou Untsuri
Shuar. À cette époque, les Jívaro étaient célèbres pour leur coutume
– aujourd’hui abandonnée – de réduire les têtes et
pour leur pratique intensive du chamanisme, laquelle se poursuit encore de
nos jours. Je recueillis alors avec succès de nombreuses informations sur
leur culture, mais je restai un observateur extérieur au monde des
chamanes.
Quelques années plus tard, l’American Museum of Natural History
m’invita à entreprendre une expédition d’une année en Amazonie péruvienne
afin d’étudier la culture des Indiens Conibo de la région du Río Ucayali.
J’acceptai, enchanté d’avoir l’opportunité de pouvoir conduire de plus
amples recherches sur les fascinants peuples forestiers de la
Haute-Amazonie. Ces recherches sur le terrain eurent lieu en 1960 et 1961.
Deux expériences particulières avec les Conibo et les Jívaro furent à
l’origine de ma découverte de la voie du chamane, et j’aimerais les
partager avec vous. Peut-être dévoileront-elles une partie de l’incroyable
monde caché qui s’ouvre à l’explorateur chamanique.
J’ai vécu presque une année dans un village conibo près d’un lac isolé
situé sur un affluent du Río Ucayali. Mes recherches anthropologiques sur
la culture des Conibo s’étaient révélées satisfaisantes, mais mes
tentatives visant à découvrir des informations sur leur religion ne
rencontraient que peu de succès. Les gens étaient amicaux, mais hésitaient
à parler du surnaturel. Finalement, ils me dirent que si je désirais
vraiment apprendre, je devais boire la boisson sacrée des chamanes, une
potion à base d’ayahuasca (la liane de l’âme). J’acceptai, avec curiosité
et excitation, car ils m’avaient averti que l’expérience serait très
effrayante.
Le lendemain matin, mon ami Tomás, l’ancien du village, partit en forêt
pour couper des lianes. Avant de me quitter, il me dit de jeûner : un
petit-déjeuner léger et pas de déjeuner. Il revint vers midi avec assez de
lianes d’ayahuasca et de feuilles de cawa pour remplir un pot
d’environ cinquante-cinq litres. Il les fit bouillir tout l’après-midi,
jusqu’à ce qu’il ne restât plus qu’un quart de liquide sombre, qu’il versa
dans une vieille bouteille. Il le laissa refroidir jusqu’au crépuscule,
moment, disait-il, où nous le boirions.
Les Indiens muselèrent les chiens dans le village afin qu’ils ne puissent
aboyer. Les aboiements des chiens, m’expliqua-t-on, pouvaient rendre fou
un homme qui avait pris de l’ayahuasca.
On recommanda aux enfants de se tenir tranquilles, et le silence s’étendit
sur la petite communauté avec le coucher du soleil.
Alors que le bref crépuscule équatorial laissait place à l’obscurité,
Tomás versa environ un tiers de la bouteille dans une calebasse qu’il me
tendit. Tous les Indiens nous observaient. Je me sentis comme Socrate
parmi ses compatriotes athéniens, acceptant la ciguë – il me
vint à l’esprit que l’un des autres noms donnés à l’ayahuasca par les
peuples de l’Amazonie péruvienne était « la petite mort ». Je
bus la potion rapidement. Son goût était étrange, légèrement amer. Puis
j’attendis que Tomás bût à son tour, mais il me déclara qu’après tout il
avait décidé de ne pas participer.
Ils m’avaient allongé sur une plateforme de bambou sous le grand toit de
chaume de la maison communautaire. Le village était silencieux, à part le
grésillement des criquets et les appels lointains d’un singe hurleur au
plus profond de la jungle.
Alors que je regardais vers le haut dans l’obscurité, des lignes de
lumière à peine perceptibles apparurent. Elles devinrent plus précises et
complexes, et éclatèrent en couleurs brillantes. Un bruit arriva de très
loin, comme celui d’une chute d’eau, et augmenta peu à peu jusqu’à emplir
mes oreilles.
Quelques minutes plus tôt, j’avais éprouvé de la déception, persuadé que
l’ayahuasca n’aurait aucun effet sur moi. À présent, le son de l’eau
jaillissante inondait mon cerveau. Mes mâchoires commençaient à
s’engourdir et cet engourdissement remontait vers mes tempes.
Au-dessus de ma tête, les lignes de lumière devinrent plus brillantes et
s’entrelacèrent progressivement jusqu’à former une voûte semblable à la
mosaïque géométrique d’un vitrail. Des nuances d’un violet éclatant
formèrent un toit en expansion perpétuelle au-dessus de moi. Au sein de
cette caverne céleste, j’entendis le son de l’eau s’amplifier et je pus
percevoir de pâles figures se mouvant comme des ombres. Comme mes yeux
semblaient s’adapter aux ténèbres, cette scène mouvante se transforma en
une sorte d’énorme foire, un carnaval surnaturel de démons. Au centre,
présidant aux activités et me regardant directement, siégeait une
gigantesque tête de crocodile grimaçante dont les mâchoires caverneuses
laissaient jaillir un flot d’eau torrentiel. Lentement, les eaux
s’élevèrent, de même que la voûte au-dessus d’elles, jusqu’à ce que la
scène se métamorphose en une simple image divisée en deux : le ciel
bleu en haut et la mer en bas. Toutes les créatures s’étaient évanouies.
Alors, depuis ma position proche de la surface de l’eau, je commençai à
apercevoir deux étranges bateaux qui se balançaient dans un mouvement de
va-et-vient et flottaient dans les airs en se rapprochant de moi. Ils
fusionnèrent lentement pour former un seul vaisseau avec une énorme proue
à tête de dragon, semblable à celle d’un navire viking. Au milieu du
navire se trouvait une voile carrée. Progressivement, alors que le bateau
flottait doucement au-dessus de moi dans son mouvement de va-et-vient,
j’entendis un son sifflant rythmé et je compris qu’il s’agissait d’une
galère géante avec plusieurs centaines de rames se mouvant d’avant en
arrière à la cadence du son.
Je pris également conscience du plus beau chant que j’aie entendu de ma
vie, d’un registre aigu, éthéré, émanant de myriades de voix à bord de la
galère. Alors que j’examinais plus attentivement le pont, je pus discerner
un grand nombre d’êtres avec des têtes de geai bleu et des corps d’êtres
humains, semblables aux dieux à tête d’oiseau des peintures des anciennes
tombes égyptiennes. Au même moment, une sorte d’essence-énergie commença à
flotter de ma poitrine jusque dans le navire. Bien que je me considère
comme athée, j’eus la certitude absolue que j’étais en train de mourir et
que les êtres à tête d’oiseau étaient venus pour emporter mon âme sur le
navire. Alors que le flot d’âme continuait à sortir de ma poitrine, je
pris conscience de l’engourdissement qui gagnait progressivement les
extrémités de mon corps.
À partir de mes bras et de mes jambes, mon corps commença lentement à
donner l’impression qu’il se transformait en béton. Je ne pouvais plus
bouger ni parler. À mesure que l’engourdissement gagnait ma poitrine, en
direction de mon cœur, je tentai d’ouvrir la bouche pour appeler à l’aide
et demander un antidote aux Indiens. J’eus beau essayer, je ne parvins
cependant pas à maîtriser suffisamment mes forces pour prononcer un seul
mot. Simultanément, mon abdomen sembla se transformer en pierre, et je dus
faire un énorme effort pour que mon cœur continue à battre. Je commençai à
appeler mon cœur « mon ami, mon ami le plus cher », à lui
parler, à l’encourager à battre avec toute l’énergie qui me restait.
Je pris conscience de mon cerveau. Je sentis – physiquement –
qu’il s’était divisé en quatre plans séparés et distincts. Sur le plan le
plus en surface était l’observateur et commandant, conscient de la
condition de mon corps et responsable des tentatives visant à maintenir
les battements de mon cœur. Il percevait, mais uniquement en tant que
spectateur, les visions émanant de ce qui semblait être les couches les
plus basses de mon cerveau. Immédiatement au-dessous du plan le plus
élevé, je sentais une couche engourdie qui paraissait avoir été mise hors
de fonctionnement par la drogue – elle était tout simplement
absente. Le plan suivant, qui était encore plus bas, était la source de
mes visions, dont celle du bateau des âmes.
À présent, j’eus la quasi-certitude que j’étais sur le point de mourir.
Alors que j’essayais d’accepter mon sort, une partie encore plus profonde
de mon cerveau commença à transmettre plus de visions et d’informations.
On me « dit » qu’elles m’étaient présentées parce que j’étais en
train de mourir et que je pouvais par conséquent recevoir ces révélations
sans risques. Je fus informé que c’étaient les secrets réservés aux
mourants et aux morts. Je ne pouvais percevoir que très vaguement les
êtres qui m’envoyaient ces pensées : des créatures reptiliennes
géantes reposant paresseusement au sein des couches les plus profondes de
l’arrière de mon cerveau, là où il rencontrait le sommet de la colonne
vertébrale. Je ne pouvais que les discerner vaguement au cœur de ce qui
semblait être des profondeurs obscures et ténébreuses.
Puis, les créatures projetèrent une scène visuelle en face de moi. Tout
d’abord, elles me montrèrent la planète Terre telle qu’elle était il y a
des éons, avant qu’apparaisse la vie. Je vis un océan, une terre stérile
et un ciel bleu vif. Puis des grains noirs tombèrent du ciel par centaines
et atterrirent en face de moi sur le paysage aride. Je pus voir que ces
grains étaient en réalité de grandes créatures noires et luisantes aux
larges ailes de ptérodactyles et aux immenses corps de baleines. Je ne
pouvais pas voir leur tête. Elles s’affalèrent, complètement épuisées par
leur voyage, se reposant pendant des éons. Elles m’expliquèrent dans une
sorte de langage mental qu’elles fuyaient quelque chose dans l’espace.
Elles étaient venues sur Terre afin d’échapper à leur ennemi.
Alors les créatures me montrèrent comment elles avaient créé la vie sur la
planète afin de se cacher au sein de ses formes multiples et de dissimuler
ainsi leur présence. Devant moi, la magnificence de la création des
plantes et des animaux, et de la différenciation des espèces – des
centaines de millions d’années d’activité – se déroula à une
échelle et avec un éclat impossibles à décrire. J’appris que les créatures
ressemblant à des dragons résidaient en fait à l’intérieur de toutes les
formes de vie, y compris l’hommeVII. Elles me
dirent qu’elles étaient les vrais maîtres de l’humanité et de la planète
tout entière. Nous, les humains, n’étions que les réceptacles et les
serviteurs de ces créatures. C’est pour cette raison qu’elles pouvaient me
parler de l’intérieur de moi-même.
Ces révélations, jaillissant des profondeurs de mon esprit, alternaient
avec les visions de la galère flottante qui avait presque fini de hisser
mon âme à bord. Le navire, avec son équipage de pont à tête de geai bleu,
s’éloignait progressivement en tirant ma force vitale à mesure qu’il se
dirigeait vers un large fjord flanqué de collines stériles et érodées. Je
savais que je n’avais plus qu’un moment à vivre. Étrangement, je n’avais
plus peur des hommes à tête d’oiseau ; ils pouvaient prendre mon âme
s’ils étaient capables de la garder. Mais je craignais que, d’une manière
ou d’une autre, mon âme ne pût demeurer sur le plan horizontal du fjord,
et qu’elle finisse par être acquise ou réacquise par les habitants des
profondeurs à forme de dragon, par un processus inconnu, mais que je
ressentais et redoutais.
Je ressentis soudain ma distincte humanité, le contraste entre mon espèce
et les anciens ancêtres reptiliens. Je commençai à lutter pour ne pas
retourner parmi les anciens, qui m’apparaissaient de plus en plus
étrangers, peut-être malfaisants. Chaque battement de mon cœur
représentait un effort énorme. Je me tournai vers une aide humaine.
Dans un dernier effort inimaginable, je parvins tout juste à murmurer un
seul mot aux Indiens : « Médicament ! » Je les vis se
précipiter pour faire un antidote, et je sus qu’ils ne pourraient le
préparer à temps. J’avais besoin d’un gardien capable de défaire des
dragons et j’essayai frénétiquement d’invoquer un puissant allié afin de
me protéger des créatures reptiliennes extraterrestres. Un être apparut
devant moi et, à ce moment précis, les Indiens ouvrirent ma bouche de
force et me firent avaler l’antidote. Progressivement, les dragons
disparurent dans les profondeurs ; le navire des âmes et le fjord
s’étaient évanouis. Je me détendis, soulagé.
L’antidote me calma radicalement, mais il ne m’empêcha pas d’avoir de
nombreuses visions supplémentaires d’une nature plus superficielle,
maîtrisables et agréables. Je fis de fabuleux voyages à volonté à travers
des régions lointaines, et même aux confins de la galaxie ; je créai
d’incroyables architectures et utilisai des démons grimaçant
sardoniquement pour réaliser mes fantasmes. Souvent, je me surpris à rire
à haute voix de l’incongruité de mes aventures.
Finalement, je dormis.
Les rayons du soleil perçaient à travers les trous du toit de palme
lorsque je m’éveillai. J’étais toujours allongé sur la plateforme de
bambou, et j’entendis les bruits habituels du matin tout autour de moi :
les Indiens conversant, les pleurs des bébés et un coq chantant. Je fus
surpris de découvrir que je me sentais rafraîchi et paisible. Pendant que
je me reposais en contemplant le magnifique réseau tissé du toit, les
souvenirs de la nuit précédente traversèrent mon esprit. Je cessai
momentanément de creuser ma mémoire afin d’aller chercher mon
magnétophone. Alors que je fouillais dans le sac, plusieurs Indiens me
saluèrent en souriant. Une vieille femme, l’épouse de Tomás, me donna un
bol de soupe de poisson et de plantain pour le petit-déjeuner. Le goût en
était extraordinaire. Puis je retournai sur la plateforme, impatient
d’enregistrer mes expériences de la nuit avant d’oublier quoi que ce soit.
Le travail de remémoration fut aisé, à l’exception d’une partie de la
transe dont je ne pouvais pas me souvenir. Elle restait vide, comme si la
bande avait été effacée. Je luttai pendant des heures pour me rappeler ce
qui s’était produit durant cette partie de l’expérience, et je me battis
virtuellement pour la ramener dans ma conscience. En l’occurrence, le
matériau récalcitrant était la communication provenant des créatures à
forme de dragon, et la révélation concernant leur rôle dans l’évolution de
la vie sur cette planète et leur domination innée de la matière vivante, y
compris de l’homme. Je fus très excité par la redécouverte de ce matériau,
et je ne pus m’empêcher de ressentir que je n’étais pas censé être capable
de le ramener des régions inférieures de mon esprit.
J’éprouvai même une étrange sensation de peur quant à ma sécurité, parce
que je possédais à présent un secret dont les créatures m’avaient indiqué
qu’il était réservé aux mourants. Je décidai sur-le-champ de partager
cette connaissance avec d’autres personnes, afin que le secret ne restât
pas ma seule propriété, et que ma vie ne fût point mise en péril. Je
plaçai mon moteur hors-bord sur une pirogue creusée et me dirigeai vers
une mission évangélique américaine proche du village. J’arrivai vers midi.
Bob et Millie, le couple de la mission, étaient un cran au-dessus des
évangélistes ordinaires envoyés par les États-Unis : accueillants,
pleins d’humour et de compassion3. Je leur
racontai mon histoire. Lorsque je décrivis le reptile dont la gueule
laissait jaillir des flots d’eau, ils se regardèrent, cherchèrent leur
Bible et me lurent le verset suivant, extrait du chapitre XII de
l’Apocalypse :
Et le serpent jeta, de sa bouche, de l’eau comme un flot…
Ils m’expliquèrent que le mot serpent dans la Bible était un synonyme de
dragon et de Satan. Je continuai mon récit. Lorsque j’en arrivai à la
partie concernant les créatures à forme de dragon, fuyant un ennemi
quelque part au-delà de la Terre, et atterrissant ici afin d’échapper à
leurs poursuivants, Bob et Millie s’enthousiasmèrent et me lurent à
nouveau un extrait du même passage de l’Apocalypse :
Et il y eut une guerre dans les cieux : Michel et ses anges firent la
guerre au dragon ; et le dragon combattit, ainsi que ses anges. Et
ils n’eurent pas le dessus ; et il n’y eut plus de place pour eux
dans les cieux ; et le grand dragon fut chassé, ce vieux serpent,
appelé le diable, et Satan, qui trompe le monde entier ; il fut
chassé jusqu’à la Terre, et ses anges avec lui.
J’écoutai avec surprise et émerveillement. En retour, les missionnaires
semblaient frappés par le fait qu’un anthropologue athée, après
l’ingestion du breuvage des « sorciers », pût apparemment avoir
eu la révélation d’éléments sacrés contenus dans l’Apocalypse. Lorsque
j’eus terminé mon récit, je me sentis soulagé d’avoir partagé mon nouveau
savoir, mais j’étais épuisé. Je m’endormis sur le lit des missionnaires,
les laissant poursuivre leur conversation sur cette expérience.
Ce soir-là, comme je retournais au village dans ma pirogue, ma tête
commença à battre en rythme avec le bruit du hors-bord ; je crus que
j’allais devenir fou et je dus me boucher les oreilles pour éviter cette
sensation. Je dormis bien, mais, le lendemain, je remarquai un
engourdissement ou une sorte de pression dans ma tête.
J’étais à présent très motivé pour solliciter une opinion professionnelle
de la part de l’Indien le mieux informé, un chamane aveugle qui avait mené
maintes excursions dans le monde des esprits à l’aide de l’ayahuasca.
Il me sembla approprié qu’un aveugle fût mon guide au pays des ténèbres.
Je me rendis à sa hutte et lui décrivis mes visions segment par segment.
D’abord, je lui parlai des moments les plus spectaculaires ; puis,
lorsque j’évoquai les créatures à forme de dragon, j’omis le moment de
leur arrivée dans l’espace et dis seulement : « Il y avait ces
animaux noirs géants, un peu comme de grandes chauves-souris, plus longues
que la longueur de cette maison, qui dirent être les véritables maîtres du
monde. » Il n’y a pas de mot pour dragon en conibo, aussi
chauve-souris géante me semblait être l’expression la plus précise pour
décrire ce que j’avais vu.
Il me regarda de ses yeux aveugles et dit avec un large sourire : « Oh !
ils disent toujours cela. Mais, ils ne sont que les Maîtres des ténèbres
extérieures. »
Il montra le ciel de sa main avec nonchalance. Je sentis un frisson courir
le long du bas de ma colonne vertébrale, car je ne lui avais pas encore
révélé que je les avais vus, dans ma transe, venir de l’espace
intersidéral.
J’étais sidéré. Ce que j’avais expérimenté était déjà connu de ce chamane
aveugle aux pieds nus ; il en avait fait l’expérience par ses propres
explorations du monde caché dans lequel je m’étais aventuré. À partir de
ce moment, je décidai d’apprendre tout ce que je pourrais sur le
chamanisme.
Et il y eut autre chose qui m’encouragea dans ma nouvelle quête. Après lui
avoir raconté toute mon expérience, il m’affirma qu’il ne connaissait
personne qui eût autant appris et découvert lors de son premier voyage
avec l’ayahuasca. « Tu peux sûrement devenir un maître chamane »,
me dit-il.
C’est donc ainsi que commença mon étude sérieuse du chamanisme. Des
Conibo, j’appris plus particulièrement le voyage dans le Monde d’en bas et
le recouvrement d’esprits, méthodes qui seront décrites ultérieurement
dans ce livre. Je retournai aux États-Unis en 1961, mais trois ans plus
tard, je revins en Amérique du Sud chez les Jívaro, avec lesquels j’avais
vécu en 1956 et 1957. Ma mission, cette fois-ci, n’était pas
simplement celle d’un anthropologue, mais d’apprendre directement comment
pratiquer le chamanisme à la manière des Jívaro. Pour cette raison, je
voulais visiter le nord-ouest de leur territoire, région où résidaient les
chamanes les plus puissants.
Je pris d’abord l’avion pour Quito, en Équateur, dans les hautes terres
andines. Puis un vieux trimoteur Junkers jusqu’à un aérodrome situé dans
la jungle à la base est des Andes, sur le fleuve Pastaza. Là, j’affrétai
un monomoteur pour Macas, une ancienne colonie blanche au pied des Andes,
au milieu du territoire jívaro.
Macas était un étrange village. Fondé en 1599 par une poignée d’Espagnols
qui avaient survécu au massacre de la légendaire Sevilla del Oro perpétré
par les Jívaro, il fut peut-être pendant des siècles la communauté la plus
isolée du monde occidental. Jusqu’à la construction de l’aéroport dans les
années 1940, sa relation la plus directe avec le monde extérieur se
limitait à un sentier glissant sur l’escarpement andin situé à l’ouest du
village, qui impliquait une marche difficile de huit jours pour atteindre
la ville de Riobamba, sur les hautes terres. L’isolement avait créé une
communauté blanche unique au monde. Même durant les premières années du
XXe siècle, les hommes chassaient avec des
sarbacanes, portaient des costumes indiens et déclaraient fièrement être
les descendants directs des conquistadors.
Ils possédaient également leurs propres légendes merveilleuses et leurs
mystères secrets. Par exemple, il y avait l’histoire selon laquelle, après
le massacre et la retraite de Sevilla del Oro, il leur fallut presque un
siècle pour trouver un nouveau chemin de sortie à travers les Andes. Le
souvenir de l’homme qui parvint enfin à trouver ce chemin était encore
transmis dans les histoires racontées aux enfants à l’heure du coucher. Et
il y avait le cheval fantôme pourvu de chaînes cliquetantes qui,
disait-on, était un visiteur nocturne si fréquent des ruelles du village
que les habitants s’entassaient souvent pêle-mêle dans les huttes au toit
de palme pendant que le monstre rôdait. Ses visites prirent fin en 1924,
lorsque les missionnaires catholiques s’établirent en permanence au sein
de la communauté. À cette époque, incidemment, il n’y avait pas encore de
chevaux à Macas – le premier, un poulain, fut apporté à dos
d’homme de Riobamba en 1928, près de trois cent cinquante ans après la
fondation de la communauté.
Derrière le village, surmontant le versant ouest de la Cordillère des
Andes, se dressait le Sangay, un grand volcan en activité, couronné de
neige, crachant de la fumée le jour et rougeoyant la nuit. La lueur rouge,
aimaient à dire les Macabeos, était produite par le trésor des Incas, qui,
affirmaient-ils, avait été enterré sur ses pentes.
Mon premier jour à Macas se passa bien. Mon jeune guide jívaro m’attendait
près de la piste de l’aérodrome et les gens se montraient hospitaliers et
généreux. La nourriture était abondante et nos plats comportaient de
généreuses portions de viande. Puisqu’il n’existait aucun moyen pour les
Macabeos de faire passer leur bétail de l’autre côté des Andes, ils
devaient manger les bêtes qu’ils avaient élévées eux-mêmes ; aussi le
bétail était-il abattu quotidiennement dans le petit village. En outre,
ils me donnèrent de la guayusa, une tisane indigène que les
Macabeos consommaient toute la journée à la place du café. La tisane
provoquait une sensation d’euphorie et la population locale était
doucement « défoncée » toute la journée. La guayusa
entraîne une telle accoutumance que, avant de l’offrir à un visiteur, on
le prévient qu’une fois qu’il l’aura bue, il reviendra toujours dans la
jungle équatorienne.
Alors que je me laissais aller au sommeil la nuit de mon arrivée à Macas,
des images aux nuances rougeâtres et brillantes m’apparurent dans
l’obscurité de la maison macabea. Ce que je vis était tout à fait étrange ;
un entrelacs de motifs curvilignes se divisant et se transformant de façon
très agréable. Puis, de petits visages démoniaques aux larges sourires,
également de couleur rouge, apparurent parmi les structures changeantes
– tourbillonnant, disparaissant et réapparaissant. J’eus la
sensation de voir les habitants spirituels de Macas.
Brusquement, une explosion retentit et une secousse me jeta presque au bas
de mon lit. Les chiens du village se mirent à aboyer. Les visions
s’évanouirent. Les gens criaient. Un tremblement de terre avait secoué le
sol, et à présent, un poudroiement de feux d’artifice naturels jaillissait
du Sangay dans le ciel nocturne. Je pensai, irrationnellement, que les
démons sardoniques avaient provoqué l’éruption pour saluer mon retour dans
la jungle et me rappeler leur réalité. J’éclatai de rire tout seul devant
l’absurdité de tout cela.
Le lendemain, le missionnaire catholique me montra sa collection privée de
fragments de poteries préhistoriques de la région. Sur ces fragments
étaient peints des motifs rouges presque identiques à ceux que j’avais vus
la nuit précédente.
Le matin suivant, mon guide jívaro et moi nous dirigeâmes vers le nord de
Macas, traversâmes le Río Upano dans une pirogue creusée dans un tronc
d’arbre et continuâmes à marcher toute la journée.
Au crépuscule, épuisés, nous atteignîmes notre destination, la maison d’un
chamane célèbre, Akachu, au plus profond de la forêt. Il n’y eut pas de
guayusa ce soir-là. À la place, on m’offrit, bol après bol, une
rafraîchissante bière de manioc, de la viande de singe et des vers crus,
grouillants mais délicieux comme du fromage. Fatigué, mais ravi d’être
revenu parmi les chamanes, je tombai dans un sommeil profond sur le lit de
bambou.
Au matin, Akachu et moi nous assîmes solennellement l’un en face de
l’autre sur des tabourets, alors que ses femmes nous apportaient des bols
de bière de manioc chaude. Ses longs cheveux noirs, liés en
queue-de-cheval avec un ruban tissé rouge et blanc duquel pendait une
pampille faite de plumes, étaient zébrés de traînées grises. J’estimai
qu’il devait avoir la soixantaine.
« Je suis venu, expliquai-je, pour acquérir des esprits alliés, tsentsak. »
Il me regarda fixement sans dire un mot, mais les rides de son visage
basané semblèrent se creuser.
« C’est un beau fusil, ça », observa-t-il, montrant du menton la
Winchester que j’avais apportée pour la chasse.
Son message était clair : le paiement habituel pour l’initiation
chamanique chez les Jívaro était – au moins – un
fusil à chargement par la bouche. La Winchester à cartouches, qui se
chargeait par la culasse, était bien plus puissante que les fusils à
poudre noire et à chargement par la bouche, et donc beaucoup plus
précieuse.
« Pour acquérir de la connaissance et des esprits alliés, je te
donnerai le fusil et mes deux boîtes de cartouches », dis-je.
Akachu hocha la tête et avança la main vers la Winchester.
Je pris le fusil et le lui tendis. Il éprouva son poids, son équilibre et
parcourut le canon du regard. Puis, brusquement, il posa le fusil sur ses
genoux.
« Tout d’abord, tu dois te baigner aux chutes, dit-il, ensuite, nous
verrons. »
Je lui dis que j’étais prêt à faire tout ce qu’il me dirait.
« Tu n’es pas un Shuar, un Indien, dit Akachu, aussi je ne
sais pas si tu réussiras. Mais je t’aiderai à essayer. » Il indiqua
du menton la direction de l’ouest, vers les Andes. « Bientôt, nous
ferons le voyage vers les chutes. »
Cinq jours plus tard, Akachu, son gendre Tsangu et moi partîmes pour le
pèlerinage vers les chutes sacrées. Mon guide jívaro, sa mission
accomplie, était rentré chez lui.
Le premier jour, nous suivîmes une piste dans la forêt en remontant une
rivière tortueuse. Mes compagnons maintenaient un rythme rapide, et je fus
soulagé lorsque nous fîmes finalement halte en fin d’après-midi auprès de
petits rapides. Akachu et Tsangu construisirent un abri en palme, avec une
couche de feuilles de palme en guise de lit. Je dormis à poings fermés,
réchauffé par le feu nourri qu’ils avaient allumé à l’entrée de l’abri.
Le deuxième jour, notre voyage ne fut presque qu’une ascension continue au
cœur de la forêt voilée de brume. Comme la piste, quasiment inexistante,
devenait de plus en plus difficile, nous fîmes une pause près d’un bosquet
de caña brava afin de couper des bâtons de randonnée pour nous
aider dans notre ascension. Akachu s’éloigna brièvement et revint avec une
branche en balsa épaisse d’environ sept centimètres. Alors que nous nous
reposions, il la grava rapidement de formes géométriques simples, et me la
tendit.
« C’est ton bâton magique, me dit-il. Il te protégera des démons. Si
tu en rencontres un, jette-le sur lui. Il est plus puissant qu’un fusil. »
Je palpai le bâton. Il était extrêmement léger et ne pouvait avoir aucune
utilité pour se défendre contre quelque chose de matériel. Pendant un
moment, j’eus l’impression que nous étions des enfants jouant à faire
semblant. Pourtant, ces hommes étaient des guerriers, des guerriers
engagés dans des querelles et des guerres mortelles à répétition avec
leurs ennemis. Leur survie ne dépendait-elle pas de leur capacité à être
véritablement en contact avec la réalité ?
À mesure que le jour avançait, la piste devint plus escarpée et plus
glissante. Souvent, il me semblait que je glissais d’un pas en arrière
dans la boue chaque fois que j’avançais de deux. Nous nous reposions
fréquemment pour reprendre notre souffle et boire à petites gorgées de
l’eau mélangée à de la purée de bière de manioc dans nos gourdes. Parfois,
mes compagnons prenaient un en-cas de manioc bouilli ou de viande fumée
qu’ils portaient dans leurs sacs en peau de singe. En ce qui me
concernait, toute nourriture solide m’était interdite.
« Tu dois souffrir, expliqua Tsangu, afin que les grands-pères aient
pitié de toi. Autrement, l’ancien spectre ne viendra pas. »
Cette nuit-là, fatigué et affamé, j’essayai de m’endormir dans l’abri en
palme que mes compagnons avaient construit pour nous au sommet d’une crête
froide et humide. Peu avant l’aube, il commença à pleuvoir. Trop transi de
froid pour rester où nous étions, nous levâmes le camp et avançâmes à
tâtons dans l’obscurité le long de la crête. La pluie redoubla
d’intensité. Aussitôt après, des éclairs accompagnés de coups de tonnerre
illuminèrent périodiquement notre chemin. La plupart des éclairs
semblaient frapper la crête que nous suivions, aussi nous commençâmes à
avancer à allure maximale pour quitter les hauteurs. Dans la
semi-obscurité de l’aube, je perdis souvent de vue mes deux compagnons,
qui étaient habitués à marcher incroyablement vite à travers la forêt.
Même lors de circonstances ordinaires, les Indiens couraient à grandes
foulées souples à la vitesse de six à huit kilomètres à l’heure. À
présent, ils devaient bien en faire dix.
Bientôt je ne les vis plus du tout.
Je supposai qu’ils pensaient que je pourrais les suivre. Ils devaient sans
doute m’attendre quelque part, au-delà de la fin de la crête. Aussi
avançai-je détrempé, épuisé, affamé et effrayé à l’idée d’être
définitivement perdu au sein de cette immense forêt inhabitée. Une, deux,
trois heures passèrent sans que je les trouve. La pluie cessa et la
lumière augmenta dans la forêt déserte. Je cherchai les branches de jeunes
arbres nettement brisées, signe que les Indiens étaient passés par là. En
vain.
Je m’arrêtai, m’assis sur un rondin au milieu de la forêt ruisselante et
essayai de considérer clairement ma position. Je poussai le cri à longue
portée des Indiens, un cri venant du plus profond des poumons et qui peut
être entendu à huit cents mètres à la ronde. Trois fois, je recommençai.
Nulle réponse. J’étais proche de la panique. Je n’avais pas mon fusil avec
moi, aussi m’était-il impossible de chasser. Je ne savais où aller. Les
seuls humains que je connaissais dans la forêt étaient mes compagnons
disparus.
Je savais que nous avions pris la direction de l’ouest, mais la voûte
épaisse de la forêt m’empêchait de voir l’orientation du soleil. La crête
se divisait en de nombreux sentiers, et je ne pouvais dire lequel était le
meilleur. Presque au hasard, je choisis un chemin et le suivis lentement,
brisant des branches environ tous les trois mètres afin de guider mes
compagnons s’ils venaient à me chercher par là. Je poussai mon cri de
temps en temps, mais n’entendis pas de réponse.
Je m’arrêtai auprès d’un ruisseau et ajoutai un peu d’eau à la bière
concentrée de ma calebasse. Alors que je me reposais, en nage, des
dizaines de papillons tourbillonnèrent autour de moi en se posant souvent
sur ma tête, mes épaules et mes bras. Je les regardai aspirer la sueur et
uriner simultanément sur ma peau. Je me levai et poussai plus avant dans
la forêt, en m’aidant de mon bâton de balsa. Il faisait de plus en plus
sombre. À l’aide de mon puñal, une petite machette, je coupai des
branches de jeunes palmiers et construisis un abri sommaire. Épuisé, je
bus un peu de bière, couvris mon corps de feuilles et m’endormis aussitôt.
Un mince filet de lumière filtrait à travers la voûte de la forêt lorsque
je m’éveillai. Alors que je me reposais dans le silence vert, j’entendis
une détonation sourde. Elle me prit par surprise, et je ne pus déterminer
sa direction. J’écoutai en silence pendant près d’un quart d’heure
lorsqu’une autre détonation se fit entendre, sur ma gauche. Il s’agissait,
sans aucun doute, d’un coup de fusil. Je me levai d’un bond et fonçai dans
la direction de la détonation, courant, trébuchant, glissant alors que je
dévalai les pentes escarpées. Je poussai le cri de reconnaissance à
intervalles réguliers. Une autre détonation se fit entendre, cette fois
légèrement sur ma droite. Je changeai de direction et me retrouvai bientôt
en train de gravir un canyon escarpé, en m’accrochant aux lianes et en
glissant d’un jeune arbre à l’autre. J’entendis un grondement constant,
semblable à celui d’un train de marchandises. Brusquement, je me retrouvai
sur la berge jonchée de galets d’une rivière. À environ quatre cents
mètres en amont, une prodigieuse chute d’eau surgissait d’une falaise
rocheuse nue. Et, près de sa base, je pus voir les deux autres ; à ce
moment précis, ils étaient mes meilleurs amis au monde.
Je dus escalader et descendre d’énormes blocs et passer à gué les bassins
qui se trouvaient entre des bancs de sable.
À mesure que j’approchais, je sentais les brumes humides de la chute,
portées par le vent le long du canyon, rafraîchissant mon visage et mes
bras. Il me fallut environ un quart d’heure pour rejoindre Akachu et
Tsangu. Finalement, je m’écroulai sur le sable à côté d’eux.
« Nous pensions qu’un démon t’avait attrapé », dit Akachu avec
un large sourire. Je lui rendis faiblement son sourire, heureux d’accepter
la calebasse de bière qu’il m’offrit.
« Tu es fatigué, c’est bien, car les grands-pères peuvent te prendre
en pitié. Tu dois maintenant commencer à te baigner. »
Il montra mon bâton. « Prends ton balsa et viens avec moi. »
Alors que Tsangu restait assis sur le banc de sable, Akachu me conduisit
au-dessus des rochers le long du bord d’un grand bassin dans lequel la
cascade se déversait. Bientôt nous arrivâmes à la hauteur de la face
humide de la falaise, alors que de l’eau jaillissait et aspergeait nos
corps. Il me prit la main et avança centimètre par centimètre le long de
la base de la falaise. L’eau se déversait sur nous avec une force
croissante, et il était difficile de ne pas se faire emporter. Je
m’appuyais sur mon bâton avec une main et m’accrochais à Akachu de
l’autre.
Chaque pas en avant devenait plus difficile. Puis, soudain nous nous
retrouvâmes au-dessous de la cascade dans un renfoncement naturel sombre.
On aurait dit une grotte magique. La lumière filtrait seulement à travers
l’immense rideau de la chute, qui nous séparait du reste du monde. Le
grondement incessant de la cascade était encore plus fort que celui de ma
première vision, des années auparavant. Il semblait pénétrer mon être tout
entier. Nous étions séparés du monde par les éléments fondamentaux de la
terre et de l’eau.
« La Maison des grands-pères », me cria Akachu à l’oreille. Il
montra mon bâton.
Il m’avait indiqué auparavant ce que je devais faire. Je commençai à
marcher d’avant en arrière au cœur de cette incroyable cavité, en plaçant
mon bâton devant moi à chaque pas. Comme il me l’avait appris, je criai
continuellement « tau, tau, tau », afin d’attirer
l’attention des grands-pères. J’étais complètement transi de froid par
l’eau qui balayait la petite caverne, une eau qui peu de temps auparavant
reposait dans les lacs glaciaires des plus hautes Andes. Grelottant, je
marchai à pas mesurés et criai. Akachu m’accompagna, mais sans bâton.
Progressivement, une paix étrange envahit ma conscience.
Je n’avais plus froid, je ne me sentais plus fatigué et je n’avais plus
faim. Le bruit de l’eau tombant en cascade se fit de plus en plus distant
et devint étrangement apaisant. Je sentis que j’appartenais à ce lieu, que
j’étais revenu chez moi. Le mur d’eau devint iridescent, un torrent fait
de millions de prismes liquides. À mesure qu’ils coulaient, j’éprouvai la
sensation de flotter vers le haut, comme s’ils étaient immobiles et que
moi, j’étais celui qui se mouvait. Me voilà volant à l’intérieur d’une
montagne ! Je riais de l’absurdité du monde.
Enfin, Akachu me saisit par l’épaule, m’arrêta et me prit la main. Il me
conduisit au-dehors de la montagne magique et le long du rocher jusqu’à
Tsangu. Je quittai le lieu sacré à regret.
Lorsque nous rejoignîmes le banc de sable, Tsangu nous conduisit
directement sur le côté du canyon et commença à escalader la pente raide.
Nous le suivîmes en file indienne en nous accrochant aux racines, aux
lianes et aux jeunes arbres saillants pour éviter de glisser dans l’argile
humide. Pendant peut-être une heure, nous continuâmes cette ascension
ardue, parfois trempés par les éclaboussures de la chute. C’était la fin
de l’après-midi lorsque nous atteignîmes finalement une petite crête plate
et proche du bord de la cascade. Nous nous reposâmes brièvement puis
suivîmes Tsangu le long du plateau. Au début, la jungle était épaisse et
difficile à pénétrer, mais rapidement nous nous retrouvâmes au sein d’une
allée d’arbres géants.
Environ cinq minutes plus tard, Tsangu s’arrêta et se mit à couper des
branches pour construire un abri.
Akachu commença à tailler l’extrémité d’un bâton. Il coupa cette extrémité
une seconde fois, à angle droit de la première entaille, puis planta le
bout non coupé dans le sol. Dans l’entaille en forme de croix, il plaça
deux brindilles qui maintenaient le bout ouvert et formaient une sorte de
réceptacle à quatre pointes. Puis il sortit du sac en peau de singe qu’il
tenait en bandoulière, une calebasse de la taille d’un poing qu’il plaça
au centre. Il fouilla à nouveau dans son sac et en sortit un petit fagot
de tiges vertes : les morceaux de maikua (une espèce de
datura du genre BrugmansiaVIII), qu’il
avait recueillis avant notre départ de chez lui. Une par une, il les tint
au-dessus de la calebasse et en gratta l’écorce verte. Lorsqu’il eut
terminé, la calebasse était presque pleine. Il prit les copeaux d’écorce
et commença à les presser au-dessus du bol afin d’en extraire le jus. En
cinq minutes, un huitième du récipient était rempli de liquide. Il jeta
les copeaux d’écorce.
« À présent, nous allons laisser refroidir la maikua »,
me dit-il. « Tu la boiras lorsque la nuit viendra. Tu la boiras seul
car nous devons te protéger. Nous serons avec toi tout le temps, aussi tu
n’as pas à avoir peur. »
Tsangu, qui nous avait rejoints, ajouta : « Le plus important,
c’est de ne pas avoir peur. Si tu vois quelque chose d’effrayant, tu ne
dois pas t’enfuir. Tu dois lui faire face et le toucher. »
Akachu prit mon épaule. « C’est vrai. Tu dois agir comme cela ou un
jour, bientôt, tu mourras. Tiens continuellement ton bâton de balsa avec
les mains afin de pouvoir toucher ce que tu verras. »
Je commençai à ressentir une forte sensation de panique. Non seulement
leurs mots étaient loin d’être réconfortants, mais, de plus, je savais que
certaines personnes étaient mortes ou devenues définitivement folles après
en avoir bu. Je me souvins des histoires de Jívaro qui après en avoir pris
étaient entrés dans un tel état de délire qu’ils s’étaient précipités à
travers la forêt pour se jeter du haut de falaises ou se noyer. Pour cette
raison, ils ne prenaient jamais de maikua sans des compagnons
sobres capables de les retenir4.
« Me retiendrez-vous avec force ? », demandai-je.
« Ce sera fait, frère », répondit Akachu.
C’était la première fois qu’il s’adressait à moi en termes de parenté, ce
seul mot me rassura. Pourtant, alors que j’attendais l’obscurité de la
nuit, une impatience et une curiosité grandissantes se mêlaient à la peur.
Mes compagnons n’allumèrent pas de feu et lorsque la nuit vint nous étions
étendus côte à côte sur les feuilles de palme, écoutant le silence de la
forêt et le grondement lointain de la chute. Enfin, ce fut l’heure.
Akachu me donna la calebasse. Je la soulevai et en avalai le contenu. Le
goût était quelque peu désagréable, bien que légèrement semblable à celui
des tomates vertes. J’éprouvai une sensation d’engourdissement. Je pensai
à cet autre breuvage qui, trois ans auparavant chez les Conibo, m’avait
conduit ici.
Ma quête chamanique valait-elle le risque que je prenais ?
Rapidement cependant, la quasi-logique de mes pensées s’évanouit à mesure
qu’une inexprimable terreur envahissait mon corps tout entier. Mes
compagnons allaient me tuer ! Je devais m’enfuir ! J’essayai de
bondir, mais instantanément ils furent sur moi. Trois, quatre, une
infinité de sauvages luttaient contre moi, me maintenaient à terre, à
terre, à terre. Leur visage était au-dessus de moi, crispé par des
sourires sournois. Puis ce fut l’obscurité.
Je fus réveillé par un éclair de lumière suivi d’une explosion
retentissante. La terre tremblait sous moi. Je me levai d’un bond,
complètement paniqué. Un vent d’ouragan me jeta sur le sol. J’essayai de
me relever en trébuchant. Une pluie violente me martelait le corps alors
que le vent arrachait mes vêtements.
La foudre et le tonnerre explosèrent autour de moi. Je m’accrochai à un
jeune arbre pour me soutenir. Mes compagnons étaient invisibles.
Soudain, à quelque soixante mètres au milieu des troncs d’arbres, je pus
voir une forme lumineuse flottant lentement vers moi. Je la regardai,
terrifié, alors qu’elle grandissait sans cesse, se transformant en une
forme torsadée. La gigantesque silhouette reptilienne flottait directement
vers moi. Son corps brillait de nuances vertes, pourpres et rouges. Alors
qu’elle se tordait au milieu de la foudre et du tonnerre, elle me regarda
avec un étrange sourire sardonique.
Je me mis à courir, puis je me souvins du bâton. Je regardai par terre
mais ne le vis pas. La créature serpentine n’était plus qu’à six mètres et
se dressait au-dessus de moi, enroulant et déroulant ses anneaux. Elle se
divisa en deux créatures entrelacées. Elles me faisaient toutes deux face,
à présent. Les dragons étaient venus me chercher ! Ils fusionnèrent à
nouveau en un seul corps.
Je vis devant moi un bâton d’environ trente centimètres de long. Je le
saisis et chargeai désespérément le monstre. Un hurlement à fendre les
oreilles emplit l’air et, brusquement, la forêt fut vide. Le monstre était
parti. Il n’y avait plus que silence et sérénité.
Je perdis connaissance.
Il était midi lorsque je me réveillai. Akachu et Tsangu étaient accroupis
auprès d’un petit feu, mangeaient et conversaient calmement. J’avais mal à
la tête et j’étais affamé, mais je me sentais bien. Comme je m’asseyais,
mes amis vinrent vers moi. Akachu me donna un bol de bière réchauffée. On
m’offrit aussi un morceau de viande de singe séchée. La nourriture avait
un goût merveilleux, mais je voulais leur faire partager mon expérience.
Je leur dis : « J’ai cru que vous étiez en train d’essayer de me
tuer la nuit dernière. Puis, vous avez disparu et il y a eu un éclair
épouvantable… »
Akachu m’interrompit. « Tu ne dois rien dire à personne, même pas à
nous, sur ce que tu as rencontré. Autrement, tout ce que tu auras enduré
n’aura servi à rien. Un jour, et tu sauras lequel, tu pourras en parler
aux autres, mais pas maintenant. Mange et ensuite nous rentrerons chez
nous. »
Nous revînmes à la maison d’Akachu, et sous sa direction, je commençai à
acquérir les tsentsak (fléchettes magiques) essentiels à la
pratique du chamanisme jívaro. Ces tsentsak ou esprits alliés
sont les principales forces censées provoquer et guérir les maladies dans
la vie quotidienne. Pour le non-chamane, ces forces sont normalement
invisibles, et même les chamanes ne peuvent les percevoir que dans un état
modifié de conscience.5
Les mauvais chamanes, ou sorciers, projettent ces esprits alliés dans le
corps de leurs victimes afin de les rendre malades ou de les tuer. Les
bons chamanes, ou guérisseurs, utilisent leurs propres tsentsak,
qui les aident à extraire les esprits du corps de leurs compagnons
malades. Les esprits alliés forment également des boucliers qui, avec
l’esprit gardien du chamane, protègent leur maître chamane des attaques.
Un nouveau chamane recueille toutes sortes d’insectes, de plantes et
autres objets, qui deviennent ses esprits alliés. Toute chose ou presque,
y compris les insectes et les vers, peut devenir un tsentsak si
elle est suffisamment petite pour être avalée. Différents types de tsentsak
provoquent différents types de maladies ou sont utilisés pour les soigner.
Plus grande est la diversité des objets de pouvoir que le chamane possède
dans son corps, plus grande est sa capacité de guérisseur.
Chaque tsentsak possède un aspect ordinaire et non ordinaire.
L’aspect ordinaire d’une fléchette magique est celui d’un objet matériel
ordinaire tel qu’il est vu sans avoir bu d’ayahuasca. Mais l’aspect non
ordinaire et véritable du tsentsak se révèle au chamane lorsqu’il
prend la boisson. Les fléchettes magiques apparaissent alors sous leurs
formes cachées d’esprits alliés, comme par exemple des papillons géants,
des jaguars, des serpents, des oiseaux et des singes, qui assistent
activement le chamane dans sa tâche.
Lorsqu’un chamane guérisseur est appelé pour soigner un patient, son
premier devoir est d’établir un diagnostic. Il boit de l’ayahuasca, du jus
de tabac vert, parfois le jus d’une plante appelée pirípirí, en
fin d’après-midi et en début de soirée. Ces substances qui modifient la
conscience lui permettent de voir à l’intérieur du corps du patient comme
si celui-ci était en verre. Si la maladie est due à la sorcellerie, le
chamane guérisseur verra l’entité non ordinaire intrusive dans le corps du
patient assez clairement pour déterminer s’il possède l’esprit allié
approprié pour l’extraire en l’aspirant.
Un chamane aspire les fléchettes magiques du corps d’un patient durant la
nuit et dans un coin sombre de la maison, car c’est seulement dans
l’obscurité qu’il peut percevoir la réalité non ordinaire. Au coucher du
soleil, il alerte ses tsentsak en sifflant la mélodie de son
chant de pouvoir ; après un quart d’heure environ, il commence à
chanter. Lorsqu’il est prêt à aspirer, le chamane garde à l’avant et à
l’arrière de sa bouche deux tsentsak identiques à celui qu’il a
vu dans le corps du patient. Ils sont présents à la fois sous leurs
aspects matériel et non matériel, et servent à attraper la forme non
ordinaire de la fléchette magique lorsque le chamane l’aspire du corps du
patient. Le tsentsak le plus proche des lèvres du chamane a la
tâche d’incorporer à l’intérieur de lui-même l’essence aspirée. Si,
cependant, cette essence non ordinaire parvient à le dépasser, le deuxième
esprit allié situé dans la bouche bloque la gorge afin que l’intrus ne
puisse pas pénétrer à l’intérieur du corps du chamane et lui faire du mal.
Ainsi piégée dans la bouche, l’essence est rapidement capturée et
incorporée par la substance matérielle de l’un des tsentsak du
chamane guérisseur qui vomit ensuite cet objet. Il le montre ensuite au
patient et à sa famille en disant : « Je l’ai aspiré. Le voici. »
Les non-chamanes peuvent penser que l’objet matériel lui-même est ce qui a
été aspiré, et le chamane ne les désillusionne pas. Mais, en même temps,
il ne ment pas, parce qu’il sait que le seul aspect important d’un tsentsak
est son aspect non matériel ou non ordinaire, c’est-à-dire son essence,
qu’il croit sincèrement avoir enlevée du corps du patient. Expliquer au
profane qu’il avait déjà ces objets dans la bouche n’aurait aucun intérêt
et l’empêcherait de les montrer pour preuve de la guérison.
La capacité d’un chamane à aspirer dépend largement de la quantité et de
la force de ses tsentsak ; il peut en posséder des
centaines. Ses fléchettes magiques assument leur aspect surnaturel en tant
qu’esprits alliés lorsqu’il est sous l’influence de l’ayahuasca, il les
voit sous diverses formes zoomorphiques planant au-dessus de lui, se
perchant sur ses épaules et surgissant de sa peau. Il les voit l’aider à
sucer le corps du patient. Il boit du jus de tabac d’heure en heure pour
les maintenir rassasiés afin qu’ils ne l’abandonnent pas.
Un sorcier peut lancer des tsentsak à un chamane guérisseur. En
raison de ce danger, les chamanes peuvent boire à plusieurs reprises du
jus de tabac, toutes les heures du jour et de la nuit. Le jus de tabac
aide à tenir ses tsentsak prêts à repousser toute autre fléchette
magique. Un chamane ne se promène jamais sans recueillir des feuilles de
tabac vert avec lesquelles il prépare le jus qui lui permettra de tenir
ses esprits alliés en éveil.
Le degré de violence et de compétition au sein de la société jívaro est
célèbre dans la littérature anthropologique et contraste radicalement, par
exemple, avec la sérénité des Conibo. Et les Jívaro comme les Conibo sont
différents des peuplades tribales d’Australie et de nombreuses autres
régions qui ont depuis longtemps pratiqué le chamanisme sans utiliser de
substances psychédéliques. Mais le chamanisme jívaro est hautement
développé, spectaculaire et passionnant. Aussi, en 1969, je revins chez
les Jívaro pour approfondir mes connaissances et, en 1973, je poursuivis
mon apprentissage du chamanisme auprès d’eux.
Durant les années qui ont suivi les débuts de ma pratique du chamanisme
chez les Conibo, j’ai également étudié brièvement auprès de chamanes de
quelques groupes indiens nord-américains : les Wintun et les Pomo de
Californie, les Salish de la côte de l’État de Washington et les Sioux
Lakota du sud du Dakota. Grâce à eux, j’ai appris comment le chamanisme
pouvait être pratiqué avec succès sans utiliser ni l’ayahuasca ni les
autres drogues des Conibo et des Jívaro. Ce savoir s’est révélé
spécialement utile lorsqu’il s’est agi de faire connaître la pratique du
chamanisme à des Occidentaux. Enfin, j’ai beaucoup appris en étudiant la
littérature ethnographique du monde entier sur le chamanisme, dans
laquelle se trouvent enterrés de nombreux trésors d’informations qui
complètent et confirment ce que j’ai appris de première main par la
pratique. Le temps semble venu d’aider à transmettre quelques aspects
pratiques de cet ancien patrimoine humain à ceux qui en ont été séparés
pendant des siècles.